inauguration de la conférence du 04 février 2011 par Charles Gardou


Conférence inaugurale :

« Concevoir autrement le handicap… et la réussite


Charles GARDOU, professeur des universités, Lyon :
Bonjour à tous. Merci Monsieur de votre présentation et merci à vous de m’accueillir ici au Corum de Montpellier pour cette journée. Merci particulièrement au professeur Roger Aulombard pour sa très cordiale invitation et la confiance qu’il me témoigne ainsi, et merci également à tous ceux qui ont préparé cet évènement.
Comme Roger Aulombard me l’a demandé, je questionnerai en premier lieu dans mon exposé nos manières de concevoir le handicap dans notre société, dans notre contexte culturel. Puis j’interrogerai, dans un deuxième point, la vie scolaire et la vie professionnelle, en insistant particulièrement sur la notion de continuum entre les deux.
La première partie de mon propos, qui est une réflexion sur le contexte culturel qui est le nôtre, se nourrit assez naturellement de la pensée des Lumières. Les Lumières, c’est ce mouvement philosophique qui a traversé l’Europe au XVIIIe siècle. Songez à des personnes qui l’ont incarné : Diderot, d’abord, avec sa lettre sur les aveugles à l’usage de ceux qui voient ; Rousseau, avec son discours sur les fondements de l’inégalité parmi les hommes, et surtout un philosophe que vous connaissez aussi, qui s’appelle Kant.
Kant a poussé finalement ce cri : « Aie le courage de te servir de ton propre entendement. » Que voulait-il dire par là ? Il exhortait les hommes de son temps à penser par eux-mêmes. Penser par soi-même c’est en même temps s’affranchir de peurs chimériques, de fausses croyances, de préjugés, de dogmes, de conditionnements qui viennent souvent verrouiller nos pensées. Dans le champ qui nous préoccupe, celui du handicap, cette référence aux Lumières invite, me semble-t-il, à concevoir le handicap comme ce qui mérite d’être pensé autrement. Penser autrement et simultanément de recevoir une dignité par la pensée. Or, face à cette expression de la fragilité humaine, vous serez d’accord avec moi, nous sommes tous immensément fragiles et notre première fragilité est que dès que nous naissons, nous sommes déjà assez vieux pour mourir. C’est notre première fragilité. Et nous avons des fragilités affectives, psychologiques, intellectuelles, physiques. Nos fragilités sont multiples. Parmi ces fragilités, parmi cette constellation, il y a une fragilité qui prend pour nom handicap.
Face à cette fragilité de l’homme, à cette expression, face à sa diversité aussi, nous allons nous poser la question : dans quelle mesure nous les femmes et les hommes issus des Lumières, sommes-nous encore dans une réflexion attardée – oui, j’utilise ce terme attardé — éloignée d’une pensée voulue comme lumière ? En quoi avons-nous encore à nous affranchir dans le domaine de l’école, du travail, de bien d’autres encore, d’obscurantisme persistant ? Parce que c’est de cela qu’il s’agit. Et je ne le dis pas de manière provocatrice, mais nous pouvons en faire le constat. Il y a des ignorances ici et là, des superstitions, de fausses croyances, des représentations collectives figées dont on ne sort pas, des catégorisations. Songez à l’expression « les handicapés, les personnes handicapées ». Qu’est-ce que cela veut dire, cet enfermement de l’autre dans une catégorie hermétique ? Bref, tout ce que dénonçait Kant dans sa faculté de juger. Et tout se passe parfois comme si nous demeurions prisonniers de conventions sociales, de catégorisations. Comme si nous restions encore, en

ce domaine, dépourvus de la capacité de sentir autrement, de réinterroger la vie multiforme autour de nous. L’humain n’est que diversité. Le handicap fait partie de cette diversité. Et en réalité, nous vivons dans une société qui se trouve animée par deux mouvements divergents. Vous pouvez le constater : d’un côté, il y a une fièvre de modernité et d’avenir, comme dans le secteur des sciences, des techniques, de la communication, et de l’autre, il y a, vous le constatez aussi, une immobilité dans certains archaïsmes, s’agissant de nos semblables atteints par cette forme de vulnérabilité. Nos regards sont encore lourds d’incrustation, de dépôts ancestraux qui continuent à engendrer le déclassement de ceux qui n’ont pas eu la chance de naître ou de rester non handicapés. Comme si l’esprit humain, dans nos sociétés, restait encore confiné en ce domaine, alors que nous ne sommes jamais allés aussi loin dans l’inventivité dans d’autres domaines. Nous mesurons, vous et moi, et ceux qui vivent cette situation plus encore, l’ampleur des conséquences liées à ces archaïsmes : des indifférences, des esquives, des insuffisances individuelles et collectives, des discriminations, et aussi un manque de volontarisme. Oui, je crois que nous pouvons le reconnaître, les personnes en situation de handicap subissent encore des violences symboliques, silencieuses, d’autant plus insidieuses qu’elles s’ignorent telles. Elles ont pour nom l’incompréhension, la négligence, la marginalisation, la mise à l’écart, parfois le mépris.
Vous allez dire que je dresse un tableau un peu sombre. Il y a deux manières de voir ce qui nous entoure : soit de fermer les yeux sur la réalité, soit de les ouvrir pour la transformer. C’est le parti, il me semble, que nous devons prendre. Oui, nous traitons peut-être inconsciemment – je le livre à votre réflexion – le problème du handicap avec des représentations qui ont précédé les Lumières. Et ces représentations sont souvent doublées d’un trop-plein de certitudes. Ainsi, nous peinons à sortir des impasses trop coutumières. Je vais en citer quelques-unes. Il nous reste notamment à prendre conscience que le handicap ne procède pas exclusivement de la déficience, de la maladie, du trouble, du traumatisme, de l’accident, bref, de la personne en elle-même, mais d’un côté de la manière dont l’école, le monde professionnel, le monde de la culture, du sport, le considère et de l’autre, des réponses qu’il lui apporte. L’approche médicale qui très longtemps a réduit le handicap à une dimension personnelle, résultant d’une maladie, d’un accident de la vie, exige d’être complétée par la prise en compte du contexte culturel et environnemental.
Je viens de terminer un ouvrage qui m’a donné l’occasion de faire un voyage dans vingt pays du monde et j’ai mesuré que tout ce que nous voyons comme absolu dans notre société n’est que relatif à un contexte. La place que nous octroyons aux personnes en situation de handicap dans le monde du travail, dans les médias, dans les responsabilités politiques, est relative dans un contexte. On ne réagit pas partout de la même manière. On peut installer des facilitateurs ou l'on peut ériger des obstacles. Le contexte est notre défi à relever. C’est trop facile de dire « il est touché par une forme de déficience et de handicap, que voulez-vous que l’on fasse ? C’est la réalité. Il y a une cécité, une surdité, une psychose, un autisme : que voulez-vous que l’on fasse ? » Notre défi est le défi du contexte et de l’environnement.
Le handicap est à concevoir de manière plus claire, plus résolue sur fond de culture. Évidemment, il y a un faux débat qui consiste à dire « à partir du moment où il dit cela, il ne reconnaît pas la réalité des choses. » Si, évidemment qu’il y a une déficience avérée, qu’elle touche la structure du corps, qu’elle touche les sens, mais le défi social consiste à relever le défi environnemental. C’est le défi de la texture de vie que l’on propose aux personnes. Ce milieu de vie, il nous faut, ensemble, nous en persuader – vous l’êtes déjà — n’est pas un donné, mais il est un construit. Et il est tramé d’éléments sociaux, d’éléments relationnels, d’éléments économiques qui peuvent faciliter ou au contraire, inhiber la participation sociale de la personne. Il nous faut travailler ce contexte. Nous savons bien qu’un fauteuil électrique, qu’un siège ergonomique, que l’installation d’un plan incliné, un poste de travail adapté n’éliminent pas la déficience, mais ils en réduisent la résonance dans la vie quotidienne.
Penser cette question n’est donc pas courtiser, séduire, faire preuve de complaisance en alignant des principes sur lesquels nous pouvons tous nous accorder : place au plus fragile, non discrimination à l’égard de tous, c’est si facile à dire et c’est si consensuel. Il ne s’agit pas de courtiser, de séduire les pouvoirs publics, les médias, l’opinion courante. Le changement que vous appelez de vos vœux et que nous appelons de nos vœux passe par l’audace de penser qu’entre une forme de bien-pensance et de pensée convenue est peut-être d’abord de penser contre nous-mêmes.
Je n’ai jamais cru un instant que nous avions peur du handicap et des personnes en situation de handicap. Nous avons d’abord peur de nous-mêmes. Nous avons peur de notre propre fragilité que nous renvoie le handicap. De même que l’on ne peut pas croire que le racisme et la haine de l’autre, faut-il si fort se détester que l’on se mette à haïr autant les autres ? Et le racisme est d’abord une haine identitaire. De même que cette relation qui esquive, qui méprise, qui développe de l’indifférence, n’est pas la peur des personnes handicapées, c’est la peur de soi-même. Je pense ici à Jacques Derrida, qui ne voulait renoncer à aucune lumière possible sur la conscience, sur le sujet, sur la liberté. Il développait ici l’idée de déconstruction : de déconstruction de nos habitudes, de nos cultures. Or, à cause d’une tradition caritative très prégnante dans la culture judéo-chrétienne qui est la nôtre, perdure une difficulté à concevoir que les réponses à apporter au handicap relèvent du droit et non pas d’un devoir compassionnel. Que la compréhension des retentissements de cette situation relève moins de l’émotion que de l’intelligence et des droits humains. Avec Philippe Van Den Herreweghe, nous partageons cette approche-là. C’est pour cela qu’il faut poser de manière forte, partout où nous sommes, la question des savoirs. Il nous faut sortir des ignorances sur cette question-là, qui développe beaucoup de stéréotypes et de préjugés. D’où l’importance de la formation. Doter les gens de savoirs, de formations, faute de quoi, ils ont peur comme on a peur lorsqu’on ouvre une porte et qu’on ne sait pas ce qu’il y a derrière.
À l’autre extrémité, on se heurte aussi à une sacralisation du caractère rationnel de l’homme dont il tirerait l’essentiel de sa dignité. La dignité de l’homme dans cette approche ne serait liée qu’à une sorte d’intelligence opérative, à une pensée instrumentale. C’était la thèse de Platon, c’était la thèse d’Aristote, c’est celle de Saint Augustin, et on la retrouve chez Descartes. La raison, dit-on dans notre culture, est la seule chose qui nous rend humains et nous distingue des bêtes. C’est une approche excessivement limitée. L’humain n’est pas fait que de raison. Bien au-delà s’y croisent le sensible et le rationnel. Le sensible n’est pas l’inverse du rationnel. Ce qui va contre le rationnel c’est la sensiblerie, c’est la sentimentalité, mais ce n’est pas le sensible. Au nom de cette toute-puissance de la raison, dans notre culture, même si elle est illusoire, on le voit bien, une sorte d’euphorie du pouvoir face à la nature dominée, à la vie manipulée, on laisse à croire qu’il peut y avoir une vie sans manque, sans limites, sans rides, sans vieillesse, sans mort. Une vie idéale correspondant à un imaginaire véhiculé par les médias et l’opinion courante. Vous le savez, on reconnaît les illusions au bruit qu’elles font quand elles s’en vont. Jamais épidémie d’individualisme et de paraître n’est apparue plus aiguë. L’homme s’est enflé d’une illusion d’autosuffisance et d’une confiance excessive dans son pouvoir. Il en découle, il est facile de l’expliquer, un réel déséquilibre relationnel et un étiolement des liens sociaux. Quelles en sont les premières victimes ? Ce sont les plus fragiles qui subissent les ondes de choc d’une société plus exigeante d’indépendance que de conscience de l’autre. Une société, vous en conviendrez, qui ne parvient plus à se donner un sens supérieur par le lien à l’autre. Le culte de l’excellence, de la performance, préside à l’organisation de nos existences. Il ne suffit plus d’être le premier, mais le meilleur dans un monde qui va vite, qui ne laisse pas de temps. Et du coup, chacun est sommé de devenir l’entrepreneur, dit-on, de sa propre vie, de se comporter en battant, en conquérant, en héros et ceux que le handicap fragilise doivent prouver qu’ils peuvent entrer dans cette logique de la loi du plus fort, du combat pour exister, même si ce combat est truqué par les asymétries et les injustices. Et s’ils n’y parviennent pas, que dit-on ? Alors, on les indexe, on les classe, on les étiquette, à partir d’un diagnostic initial, niant la singularité de chacun, ses désirs, ses besoins spécifiques.
Ce processus de mise en catégorie est celui qui engendre la stigmatisation et la mise à l’écart. Il engendre une logique de placement, une sorte de prêt-à-porter, de prêt-à-penser. Les personnes handicapées, les sourds, les aveugles, les autistes, cela ne veut rien dire. Ces expressions, si nous le réalisions, nous serions effrayés par leur absurdité. Qu’y a-t-il de commun entre un enfant atteint d’autisme de Kanner, gravement déficitaire, enfermé, verrouillé dans ses stéréotypies, parfois, dans des automutilations, et un enfant autiste dans une zone plus légère de déficit, susceptible d’accéder à la parole et de profiter d’une scolarisation parmi les autres ? Qu’y a-t-il de commun quand on dit « les personnes handicapées », « les handicapés », entre une personne qui souffre d’un défaut d’audition et une personne à laquelle le corps n’obéit pas du tout ? Tous nos débats sont mal posés parce que nous passons à côté de la singularité. Les vies ne se réduisent pas à des catégories. Voyez comment un dossier est en train d’être faussé. On dit faut-il des assistances sexuelles aux personnes en situation de handicap ? Cela ne veut rien dire. D'aucuns qui veulent vivre une vie d’intimité, des gestes amoureux auront besoin, parce que le corps n’obéit pas, d’un accompagnement pour cet acte d’amour. Bien sûr que d’autres n’en auront pas besoin, mais on ne peut pas dire « pour les personnes handicapées. » Cela n’a pas de sens. C’est une logique qui est une entrave à la compréhension, qui est une entrave à la réussite, qui est une entrave au développement. Spinoza a utilisé cette expression au sujet de cet étiquetage des hommes : « Toute détermination est une négation. » Je crois qu’il avait bien raison.
Parmi les caractères marquants de notre culture, j’en citerai encore un autre, c’est notre penchant à insulariser cette question, c'est-à-dire à la couper du continent des autres. On dit aux spécialistes et aux spécialisés de s’en saisir, alliés à l’avis militant de la cause, les parents, les personnes en situation. C’est leur affaire. Ce n’est pas la nôtre. C’est ainsi d’ailleurs que dans des réunions comme celle d’aujourd’hui, souvent, ne s’y retrouvent que des gens déjà convaincus. Les autres n’y viennent pas. Pour les mêmes raisons, on tend à reléguer le handicap en coulisse – je reviens sur ce que je disais tout à l’heure – comme une honte à cacher, une souillure à faire disparaître, comme si l’on voulait oublier que nos vies et nos histoires sont pétries d’imperfections et tissées d’irrégularités. Comme si le handicap relevait de l’extraordinaire. Au lieu de le prendre dans l’ordinaire chaque fois que l’on pense l’homme, ses droits, que l’on éduque, que l’on forme, que l’on élabore des règles et des lois, que l’on conçoit la forme sociale, que l’on aménage des espaces éducatifs, professionnels ou citoyens, on est encore tenté dans notre culture – et là nous devons nous tourner vers les autres, parce qu’il n’est pas impossible de le considérer autrement : je pense à des initiatives prises dans les cultures des pays nordiques, scandinaves, je pense à d’autres exemples encore dans le monde – d’installer cette question dans des ailleurs. Les médias ne s’en saisissent pas vraiment, l’école rechigne, le milieu du travail a besoin du quota de 6 % et s’applique quelquefois à le contourner. On pense encore en termes spécifiques pour des catégories spécifiques quand il s’agirait de rendre plus confortable pour tous, d’humaniser pour tous. Voilà ce qu’il importe de conscientiser. Qu’ils soient pédagogiques, éducatifs, architecturaux, professionnels, culturels, les plans inclinés sont profitables pour tous. Le handicap, finalement, n’est qu’un miroir grossissant de nos grandes problématiques humaines. Il n’est donc pas à côté, il est au centre. C’est en considérant sans esquive – ce que je vous ai proposé ce matin – cette réalité culturelle que nous pouvons interroger de manière plus pragmatique, le continuum vie scolaire, vie professionnelle qui est finalement une des conditions de la réussite.


L’école
Qu’attendre de l’école ? Philippe y reviendra tout à l’heure abondamment. Quelle que soit la diversité des cultures, des organisations sociales, les pays européens, 27 états membres, tous ces pays, à des degrés divers, reconnaissent que l’école – et j’utilise cette expression volontiers – est le patrimoine de tous et qu’elle ne peut pas être ou rester la propriété privée ou le privilège exclusif de quelques-uns. C’est cela la règle. Où est-il écrit que le patrimoine social, dont l’école fait partie, appartienne comme un privilège exclusif à ceux qui ont eu la chance de ne pas naître ou devenir handicapés ? Ce n’est écrit nulle part. C’est un patrimoine commun dont rien ne justifie d’en priver des enfants, de les pénaliser à cause de leur handicap. Rien ne le justifie. Sauf, évidemment, si la déficience est telle qu’elle justifie une prise en charge plus élaborée, plus médicalisée et, vous le savez, comme tout le handicap est infiniment nuancé, cela peut s’envisager. Les enfants, et cela fait partie de leurs droits d’enfance, doivent pouvoir jouir de vivre et d’être scolarisés avec des enfants de leur âge.
Tous les Etats, dont le nôtre, sont appelés à intensifier leurs investissements humains et formatifs. Or, que se passe-t-il ? Je vous donne quelques chiffres. Les enfants privés de scolarité demeurent encore nombreux. Je me réfère ici à un rapport d’information au nom de la commission des affaires sociales au Sénat sur l’application de la loi du 11 février 2005. Ce rapport a été déposé il y a trois ans. Il avance le chiffre de 28 000 enfants en attente de solutions, qu’ils fréquentent le secteur médico-éducatif ou qu’ils restent pour 5 000 d’entre eux, au domicile des parents. S’y ajoutent près de 5 000 enfants accueillis dans des structures en Belgique par absence de possibilité dans notre pays. Cela ne veut pas dire que l’école n’est pas en train de progresser. Nous ne nions pas, vous et moi, les progrès accomplis, notamment grâce à la loi et à l’article de la loi 2005. Il n’empêche que des mises à l’écart qui restent encore arbitraires ne constituent pas moins que des inégalités de traitement. Je vais plus loin. Ces mises à l’écart représentent des formes de maltraitance, des violences qui sont susceptibles d’en générer d’autres. Et lorsque l’école pénalise les enfants et les adolescents en situation de handicap, il est clair que leur avenir professionnel se ferme. Il y a donc une difficulté dans le monde du travail qui procède d’entraves à la scolarisation et à la formation. Il en résulte des phénomènes de sous-qualification et d’inaccessibilité à l’emploi.
En 2009, l’APEC (Association pour l’Emploi des Cadres), a publié une étude intitulée « Le handicap en entreprise – Recrutement et management. » Son objectif était d’appréhender dans l’entreprise privée cette question sous deux aspects : quel est le marché et quelles sont les pratiques en matière de recrutement des salariés en situation de handicap ? Quelles sont les conséquences pour les managers et le fonctionnement de l’équipe ? Cette enquête de l’APEC mettait au jour des obstacles quasi structurels. Le premier est que l’entreprise ne parvient pas, face à un manque crucial de formation, à compenser les insuffisances du système

éducatif. Dans un marché de l’emploi très tendu, les études sont par ailleurs unanimes à souligner l’inadéquation entre les postes à pourvoir dans l’entreprise et les qualifications. Il y a dans le monde de l’entreprise une hostilité, que l’on peut comprendre, à créer des emplois réservés au seul motif que la personne est en situation de handicap. La question actuelle n’est donc plus est-ce qu’il faut recruter des personnes en situation de handicap et pourquoi, mais la question qui se pose dans le monde de l’entreprise est : comment les recruter ? On le voit, cette difficulté renvoie au problème de la qualification. Pas simplement d’ailleurs au rôle de l’école, mais aussi à la formation et à tous ses acteurs et à une difficulté à prendre en compte des cursus atypiques. En France où dans huit cas sur dix les diplômes requis sont d’un niveau supérieur ou égal à bac+2, plus de 83 % du 1,8 million de personnes en situation de handicap à même de travailler ont un niveau inférieur au baccalauréat. Avec à peine 1 % d’étudiant en situation de handicap dans l’enseignement supérieur, les entreprises ne parviennent pas à répondre à leur obligation, en particulier, songez aux entreprises de services, comme les banques qui souvent requièrent des collaborateurs à bac+5. Nous voyons bien le décalage : 83 % en deçà du baccalauréat et une demande à bac+2, voire à bac+5. On le comprend aisément : occuper une place dans le monde du travail consiste à permettre à chacun d’atteindre le niveau le plus élevé qui soit et c’est un des facteurs décisifs de la réussite sociale et professionnelle.
Mes propos ne sont accusatoires envers personne. C’est simplement poser la réalité face à nous. L’école a un travail déterminant, mais c’est ce qui fait sa mission belle, c’est ce qui fait une mission d’ampleur. Si le continuum est rompu entre l’école et le travail – j’aurai pu prolonger ce continuum, parce que l’on pourrait aussi interroger les structures petite enfance – j’ai participé à une enquête nationale sur les structures petites enfances, c’est la même chose. Quand il y a cinq demandes de parents d’enfants en situation de handicap, qu’ils voudraient trouver un lieu pour accueillir leur enfant, il y a une offre. C’est vrai dans les lieux de loisirs, c’est vrai dans les lieux de vacances. L’école, c’est ce continuum que nous devons travailler. Il n’existe pas d’œuvre plus utile et plus efficace que l’éducation, la formation. C’est ce qui permet à une personne de faire œuvre. Comment une personne tenue à l’écart peut-elle combattre son sentiment d’inutilité ? Il est impératif de travailler cette accessibilité-là.
Je terminerai en disant que parmi les dérives culturelles que nous devons combattre, nous devons combattre une croyance qui nous amène à penser que lorsqu’il y a handicap, il y a incapacité globale, il y a une sorte de fixité de la situation. Handicapé un jour, handicapé pour tout, handicapé pour toujours. C’est un peu cela qui se lit. C’est une tendance à la lecture en négatif, à une focalisation sur les manques, sur le pouvoir d’être, comme si une difficulté nous permettait de mesurer la productivité de ceux que l’on soupçonne d’être improductifs.
Je me fais provocant : si nous mesurions la productivité de ceux qui se disent bien portants, nous aurions certainement beaucoup de surprises. Qui peut prédire ce qui peut se produire dès lors qu’on accorde à quelqu’un le droit de faire œuvre de ses mains ou de son esprit ? Vous savez que tout homme est finalement plein de possibilités non réalisées, et la polarisation sur les inaptitudes annihile l’envie de se mettre en mouvement, de se projeter. Elle écrase l’enfant, l’adolescent, l’adulte sous un sentiment de néant. Il y a toujours les mêmes ressorts en œuvre. On réduit la personne à ses éléments négatifs, ce qu’une personne dite bien portante n’accepterait pas pour elle-même : qu’on la résume à son manque ou à son défaut. Un peu comme si en peinture, on ne voyait d’une aquarelle que les touches sombres, comme si l’on isolait, pour les observer à part, les seules pièces moins claires d’un puzzle. La dépréciation, les mises à l’écart qui en résultent, ont des conséquences incalculables, tant sur le plan éducatif que professionnel que social. Cela défait côté cour ce que l’on prône côté jardin.
Comme le dit Guillaume Leblanc, dans un de ses ouvrages : « Une culture du rebut tente à se former, réduisant certaines vies à des préambules, à des formes possibles de démolitions dont le monde du travail donne des exemples innombrables. Plus un individu est vulnérable, moins il est soutenu dans ces formes de vie, et plus en retour, l’épreuve de la disqualification l’expose au déni de ses possibilités et de son humanité. » Je crois que la seule voie est une évaluation attentive aux compétences, même les plus tenues. Je pense à cette petite fille autiste qui ne parle pas, mais qui porte désormais un regard, qui fait désormais un geste. Il n’y a pas de compétence à la parole, mais il y a une émergence de communication. C’est ce que nous devons ressaisir. C’est comme cela que l’on évitera ce phénomène de discrédit quasi endémique, que l’on parviendra à désincarcérer l’avenir professionnel, scolaire, social de ceux qui vivent le handicap au quotidien. Et doutant parfois de leurs capacités, qu’on en vienne à s’interroger de manière moralisante sur les bénéfices de leur présence parmi les autres, la question est distordue. Il ne s’agit pas de faire des enfants, des adolescents ou des adultes, des instruments d’une thérapie collective au sein de l’école ou de l’entreprise. La réflexion se perd ici en moralisation. Plus simplement, les enfants, les adultes, les adolescents, exercent leur droit à une vie scolaire, professionnelle et sociale. C’est l’ensemble des expériences humaines de leur confrontation qui recèle une vie en soi. Ne disons plus « c’est bien parce qu’ils apportent aux autres. » Ils ne sont pas là pour cela. Ils ne sont pas les outils d’une thérapie. Ils sont là pour apprendre, pour partager leur expérience, comme les autres. Pas plus ni moins.
En conclusion : quel est le défi ? Il est de refuser inconditionnellement toutes les discriminations pour faire place à la diversité, dans l’école, dans le travail, de faire fi des écueils, des résistances, de ne plus considérer les personnes handicapées comme des corps étrangers à placer ou à intégrer. Je vous propose même d’exclure ces termes de votre vocabulaire. Nous n’avons pas le droit de dire « placer », nous n’avons pas le droit de dire « intégrer ». Pourquoi d’un enfant qui a la chance d’être préservé on dit « il est scolarisé » et celui qui n’a pas eu cette chance, on dit « il est intégré à l’école » ? Pourquoi changer de vocabulaire ? Les mots sont eux-mêmes des frontières et des barrières. C’est donc de manière volontariste que nous devons offrir à chacun, en situation de handicap ou non, le droit à l’école, au travail et de se réaliser dans ces lieux avec équité et non pas comme des à peu près ; porter notre regard non sur le handicap et la norme, mais sur les potentiels et les compétences. Et peut-être, faut-il redonner à l’école comme au travail, leur valeur éthique. Aux fragilités des personnes doivent répondre la force et le volontarisme de notre société et de ses institutions. Non pas des discours consensuels, mais le volontarisme en action. Le philosophe allemand Ernst Bloch parlait de l’esprit d’utopie, une utopie prenant appui sur la réalité pour la transformer, la transcender dans le sens d’une humanisation. En terminant, je vous propose cette devise : « Avec et malgré la réalité de nos vies, de nos existences, de nos fragilités, gardons l’esprit d’utopie. »
Je vous remercie.

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